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deme
Sa oh ap Rags Sag
Cliché Reutlinger.
REJANE EN 1900
RIAN HB
ABRIELLE Réju est née
dans lun des quartiers
les plus purement pari-
siens de lacapitale, 14,
rue de la Douane, quartier de
commerce et dindustrie, qui
nvest pas encore le faubourg
et qui n’est pas le boulevard.
Son enfance s’est donc passée
entre la porte Saint-Martin et
la place du Chateau-d’Eau, 1a
ot défilent tous les cortéges
populaires, 1a ol se groupent
toutes les émeutes, malgré la
caserne d’en face.
Quand elle vint au monde,
sa mére tenait le buffet du foyer
de l'Ambigu, et son pére était
controleur du théatre. Ce pére
avait méme autrefois joué un peu la comédie et le drame et dirigé
le théatre d’Arras. Sitdt qu’elle sut marcher, l'enfant passa donc
les soirées prés de sa mére, 4 |’ Ambigu. Quand elle avait sommeil,
on la couchait dans un coin sur des couvertures, et on venait la
voir dormir 14, son petit museau pale encadré de l’auréole ébou-
riffée de ses cheveux noirs. Si elle se réveillait, elJe allait dans
la salle, s'asseyait au balcon, et buvait avec délices la terreur des
mélodrames.
Qui pourrait dire influence qu’eurent sur sa vie et sur sa
carriére, ces premiéres années d’enfance ? Pour elle, ce temps
est présent & sa mémoire comme s'il était d’hier. Quand elle ne
joue pas elle-méme au Vaudeville, elle aime a aller revoir ce
foyer Empire avec ses colonnes plates collées au mur, ces
colonnes rondes de faux marbre rouge, ce petit balcon de fer
pour trois personnes, qui communique avec les troisiemes gale-
ries, ce lustre dont on baissait les lumiéres pendant chaque acte,
et qui devenait alors triste, si triste! ce buffet d’acajou a la
tablette de marbre gris, avec sa corbeille d’oranges, quelques
boites de sucres d’orge, des pastilles au citron, cinq ousix made-
leines et ces deux ou trois éternelles bouteilles et demi-bouteilles
de champagne auxquelles on ne touchait jamais... Elle revoit,
comme sur une plaque photographique bien conservée, ce
qu'elle regardait par les vitres poisseuses du foyer : tout pres, la
marquise de verre, puis le terre-plein de ’Ambigu, les arbres, le
boulevard, les becs de gaz, les petites lanternes allumées sur les
voitures 4 bras des marchandes d’oranges, et, au fond, la place
du Chateau-d’Eau,
REJANE
A dix-huit ans
Et la salle! le velours rouge des fauteuils, le grand lustre
imposant, le rideau surtout, le rideau avec le mystére de ce qui
va étre tout & Vheure, de ce qui va ’épouvanter, la charmer ou
Vattendrir. Et, devant sa mémoire fidéle, passent les silhouettes
qui lui paraissaient épiques des comédiens d’alors: les troisitmes
roles sinistres, Castellano, Omer et son regard d’aigle ; les
jeunes premiéres touchantes, et toujours en larmes: Jane Essler,
Adéle Page, DicaPetit;les beaux jeunes premiers : Paul Cleves,
Bondois, Paul Deshayes; les grands premiers réles : Frédérick
Lemaitre, Mélingue, Lacressonniére, Marie-Laurent! Et c’était :
la Bouquetiére des Innocents, la Poissarde, la Tour de Londres,
Marie de Mancini, le Juif errant, etc., etc.
Le jour d’une nouvelle piéce, pendant les entr'actes, elle
racontait l’action 4 sa mére, et elle s’essayait a imiter les artistes
qu’elle venait de voir haleter et sangloter sur la scéne. Ce qui la
frappait le plus, c’était la mimique essoufflée des jeunes pre-
miéres dans les instants dramatiques, et, tout en faisant bouffer
son corsage d’enfant, elle demandait en imitant les halétements
de la poitrine de Jane Essler soulevée comme une vague :
« Mére, est-ce que je respire comme elle? »
Elle se faisait des traines avec des serviettes dont elle balayait
majestueusement les planches du foyer, et, de son mouchoir, elle
s’épongeait précipitamment les yeux en se détournant un peu,
comme les artistes de drame qui ne doivent avoir lair de pleurer
que pour la salle.
Le plus ancien souvenir qui soit resté dans sa mémoire d’en-
fant, c’est celui de la loge d’Adéle Page, ot: sa mére l’avait con~
duite un soir... Mais elle n’y vit qu'une seule chose : la psyché !
Ses yeux ne pouvaient s’en détacher, ce fut longtemps dans son
imagination puérile, le comble du luxe et de I’élégance, et, plus
tard, & travers la vie, la vision de la psyché ne Ja quitta jamais ;
son réve se réalisa un jour, et ce fut une féte ! Elle se souvient
aussi que ce soir-la, artiste mit son manteau de cour tout de
velours et de pierreries sur ses petites épaules, et sur sa téte, son
diadéme royal!
Avant qu’elle n’etit tout & fait cinq ans, son pére mourut.
Voila done la mére et l’enfant réduites 4 leurs propres forces.
_On la mit a Pécole. Trois ou quatre années se passent ainsi.
Madame Réju obtint un service de bureau a l’Hippodrome, et
Gabrielle fut confiée & une amie. Chaque jour avant de partir, sa
mére lui remet un france pour son diner du soir, qu'elle va
prendre & un bouillon voisin, faubourg Saint-Martin, ot la
gérante a soin delle. On lui avait bien recommandé : « Surtout
prends garde aux voitures! pour traverser, n’accepte jamais que
Vaide d'un monsieur décoré. » Or, en ce temps-la, les messieurs
décorés étaient plus rares qu’aujourd’hui, et souvent elle se voyait